Tranche de vie…

fenetreIl fait froid. Je me tiens debout à l’arrêt du tram, sur le Rozengracht, petit trottoir étroit qui se serre au milieu de la rue. De chaque côté, des voitures, des taxis filant dans un chuintement soyeux, étouffé par la neige. Le vent souffle sans ménagement, pas d’abri pour se protéger.

Je sens mon corps rétrécir, mon dos se refermer sous la morsure du froid. Le tram n’arrive pas. Je regarde autour de moi, rien qui pourrait accrocher mon regard, me rendre l’attente plus douce. Des piétons transis qui comme moi, rêvent de s’engouffrer dans la chaleur du wagon, éclairé par cette lumière crue du néon, mais qu’importe… de la chaleur, c’est l’essentiel.

Mon regard s’attarde sur les façades des maisons d’en face. De larges fenêtres sans volets. Des stores, des lamelles, des panneaux de tissus de couleur sobre, derrière lesquels brille de temps en temps la lumière d’une lampe. Et parmi cette forêt de fenêtres anonymes, soudain un mouvement. Un monsieur en peignoir d’éponge blanc ouvre son rideau.

En un instant, le tableau est brossé. A droite de la fenêtre, un tabouret sur lequel s’étire un chat noir. Une lumière douce règne à l’intérieur. Le monsieur se plante derrière la vitre et considère le spectacle de la rue. Il a le cheveu ébouriffé, le peignoir fermé tout de guingois. Il est 10h30. On devine la longue soirée, et la nuit à rallonges. On devine le lever tranquille, de celui qui a du temps devant lui. Peut être a-t-il travaillé dur la veille, ou absorbé par un livre palpitant, il a repoussé le plus loin possible le moment de dormir. Peut être a-t-il dansé une partie de la nuit, ou joué au poker et gagné. Peut être écrivait-il, peut être peignait-il…

Il se tourne vers son chat et le caresse doucement. L’animal bombe l’échine, pousse de la tête comme un gentil bélier. Le monsieur sourit. Il s’est levé du bon pied. La journée a l’air de bien commencer pour lui. Il se dirige vers des étagères et tend le bras. A son geste, je devine qu’il met en route la chaîne hifi. La radio ? Ou peut être de la musique. J’imagine un vieux morceau de jazz. Le chat commence une toilette minutieuse.

Le monsieur revient à sa fenêtre, observe un moment le mouvement de la rue, les passants transis, les cyclistes courbés sous la tourmente, les mouettes tournant sans fin au dessus des eaux immobiles et glacées du canal.
Puis il s’en va. Probablement parti vers la cuisine préparer le café. Je sens déjà l’odeur…

La scène a duré quelques minutes. Le temps a filé à toute allure. J’appréhende le froid différemment. Mon corps est moins recroquevillé. Pour un temps, je me suis glissée dans la chaleur d’un appartement, dans la magie d’un petit matin joyeux, dans une vie parallèle. Une autre réalité, et pourtant la même que la mienne. Je garde les yeux rivés sur cette fenêtre du deuxième étage. Le chat dort en rond sur le tabouret haut. J’imagine la chaleur, la musique, l’odeur du café. A quelques mètres de mon trottoir. Ici il fait froid, on entend les moteurs des voitures, et ça sent… hum, la ville. Deux réalités.

Je me surprends à ne plus attendre le tram. Je goûte avec plaisir et reconnaissance cette joie qui coule à l’intérieur de moi, et qui me réchauffe. Je remercie secrètement mon esprit de m’avoir permis de m’envoler. Voyage immobile. Le tram arrive. Je m’engouffre à l’intérieur. Je m’assois près d’une fenêtre. Le tram démarre. Je tends le cou pour voir une dernière fois l’autre réalité. Le tram s’en va.
Dans quelques minutes, je serai chez moi. Il fera chaud. Je caresserai mon chat qui tendra le cou et ronronnera, je me ferai du café…


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