J’ai pédalé longtemps, affronté la lame glacée du vent sur mon visage, emprunté le bus de mer menant à NDSM Werf, friche industrielle, ancien chantier naval. A l’arrivée, la carcasse rouillée d’un sous-marin russe, à moitié immergée, m’accueille, dans le voisinage d’un des bateaux de Greenpeace.
La traversée de quinze minutes a pris des airs aventureux de course en pleine mer.
Entrepôts, hangars, antiques autobus aux fenêtres ornées de rideaux, laissant apparaître un invraisemblable empilement de casseroles, couvertures, vêtements aux couleurs incertaines (on vit donc, là dedans ?), containers multicolores, règne de l’acier et de la rouille, du béton et de l’herbe folle. Des chiens efflanqués et libres baguenaudent dans cet espace sans foi ni loi, qui me fait songer au Far West.
Une vieille grue, ses quatre pieds tagués plantés dans le terrain vague, brandit son bras désœuvré dans le ciel d’ardoise. Des goélands volent en rond autour de sa cabine, fermée et silencieuse. Le monstre d’acier à la retraite veille désormais, placide, sur les bunkers transformés en squat, les vieux bateaux qui ne partiront plus jamais, sur le café Het Noorderlicht où je me réchauffe.
La chaleur du soleil réapparu me pénètre jusqu’aux os. Ses rayons à travers les vitres inondent la salle d’une lumière bienfaisante et dorée. Des vitres partout, environnées de ciel où gambadent des nuages joufflus. Des canapés disparates et baroques, aux formes galbées, aux couleurs passées, invitent à la rêverie près de la fenêtre. Une musique légère me caresse les oreilles, mélodie discrète et mélancolique au piano.
Mon œil s’accroche à la mosaïque colorée du bar, se perd dans le bleu pastel des tables, divague sur les fanions tibétains effilochés, claquant dans le vent à l’extérieur, s’égare dans le coton infini du ciel, s’attarde sur le rose thyrien des photophores. Cappuccino, calepin et stylo, je reste un moment immobile, silencieuse, goûtant le plaisir animal de la chaleur réchauffant mon corps engourdi.
On s’active à la cuisine derrière le bar, une odeur succulente de légumes préparés, de fricassée, d’épices, se répand dans la salle. Un couple, attaché case et vêtements soignés, discute à la table d’à côté. Deux jeunes travaillent devant des ordinateurs portables et luttent avec le reflet du soleil roi. Un travailleur manuel, pantalon taché de blanc, pull à jacquards, déjeune de bon appétit. Mélange des genres.
Le temps file, j’écris un peu, mais mon stylo reste souvent en suspens, et moi, le nez en l’air, je goûte simplement la joie d’être assise ici.