Un jour froid et gris. Un ciel bas, si bas qu’on pourrait presque le toucher du doigt. Mais l’air est doux. Mais mon cœur est léger. Mon humeur déchire le voile opaque de l’hiver, mes pensées s’envolent, joyeuses, et mes yeux s’accrochent partout où ils le peuvent, au rythme de mon vélo qui file à travers les rues étroites d’Amsterdam… Une devanture de magasin bien colorée, le vol elliptique et gracieux d’une mouette happant un morceau de pain lancé par un passant, une façade penchant un peu plus que ses voisines, comme si elle voulait se mirer dans l’eau sombre du canal ; au hasard de l’attente à un feu rouge, le premier bourgeon, gonflé, plein d’énergie, prêt à éclater. Le printemps n’est plus très loin.
Puis arriver sur le bras de mer. Embrasser d’un seul regard la forêt de grues, les immeubles poussant comme des champignons, la gare, la rive d’en face, en devenir. Les allers-retours des bus de mer infatigables, qui déchargent leur lot de passagers, de vélos, de scooters. Les péniches lentes et dignes, fendant l’eau avec majesté et discrétion. Il règne là une indescriptible activité humaine, gigantesque fourmilière.
Je me sens toujours en vacances ici, un peu à côté des choses, hors rythme. Pas d’échéance ni de rendez vous. Je peux décider d’emprunter un des bus de mer qui m’amènera sur l’autre rive, au nord, vers la mer intérieure, où les maisons de bois de pêcheurs se serrent les unes contre les autres pour braver les intempéries. Pédaler le long des polders, humer le vent de face, environnée d’oies sauvages et de vaches paissant tranquillement.
Ou me diriger plutôt vers les friches industrielles, les hangars abritant les ateliers d’artistes et d’artisans, les cafés alternatifs où il fait bon réchauffer ses mains autour d’une tasse de café.
Ou alors rester sur la rive droite, longer le bras de mer, prendre part au flot incessant et compact des cyclistes, se laisser porter, suivre la route qui me mènera naturellement vers les îles artificielles, les petits canaux qu’enjambent des ponts de ferronneries, travaillés comme de la dentelle, tous différents. Et là, au bout de la troisième île, face à l’eau, entrer dans ce bâtiment imposant qui fut construit jadis, dans les années 50, pour accueillir les passagers se rendant à Curaçao, au Surinam, pour un voyage en bateau de plusieurs semaines. Délaissé maintenant au profit de l’avion, la bâtisse a été investie tour à tour par des artistes, des squatteurs, et réhabilitée maintenant en café au premier étage.
J’entre dans le hall gigantesque, silencieux. Il règne une atmosphère particulière ici. Une idée d’abandon, d’immobilité. Comme si le temps s’était arrêté. Je m’attends à tout moment à découvrir des humains endormis, sous l’emprise de je ne sais quel sortilège, dont j’aurais miraculeusement échappé. Des tables, des chaises, des canapés, des fresques sur les murs, des lampes art déco. Mais personne pour faire vivre cet espace. Je me sens ici dans un autre monde. Je pourrais venir avec un livre, organiser des réunions autour de cette grande table, sans que personne ne me demande de comptes. Étrange…
Je gravis l’escalier et découvre le café. Bordé de baies vitrées offrant le spectacle de la mer, des péniches silencieuses, des goélands virevoltant, de la course des nuages dans le ciel bas et opaque.
Comme pour faire opposition à tout ce gris, le lieu s’habille de lumières colorées. Du rouge dégouline des piliers de mosaïques de petits carreaux, du vert court le long du bar, sur chaque table éclate la lumière rose et dansante de photophores.
Il n’y a presque personne. Deux tables sont occupées, près des fenêtres. Un canapé profond m’invite, l’air de rien. Je m’y installe. Le temps s’arrête. La piste de danse est déserte. J’imagine les soirées dans cet espace tranquille et déserté. Le brouhaha des voix, le tintement des verres, la musique, la ronde des plats, le sourire des serveurs, la flamme des photophores sur les tables toutes occupées.
Les conversations, légères, qui parlent du temps qu’il fait ou des vacances prochaines, ou plus lourdes, qui nouent et dénouent des liens, qui refont le monde, qui tissent les rancœurs de demain et raccommodent les différends d’hier. Si les photophores pouvaient parler…
Peu à peu, le jour baisse, sans un bruit. La nuit s’avance à petits pas, amenant avec elle la brume de mer. Voile de coton qui en quelques minutes habille le paysage, enveloppe les péniches, efface les contours de l’autre rive. Je me sens de plus en plus dans le monde animé et décalé de Miyazaki.
Il n’y a plus personne dans le café. Juste moi, qui semble avoir arrêté le temps. Le personnel dîne, petite pause avant le coup de feu de la soirée… Oui, ce lieu existe surtout la nuit. J’attends qu’ils aient achevé leur repas pour demander ma note. Je m’éclipse et retrouve l’air humide, imprégné de brouillard, un peu frais. La fontaine, toute éclaboussée de lumière blanche et bleue, raconte une histoire, avec son cheval-poisson et son amazone campée farouchement, les cheveux au vent, saluant le ciel sombre.
Je reprends mon vélo, pédale le long du bras de mer mangé par le brouillard. Le temps reprend son cours.